L'exposant positif de ta mort

Accepter de passer de l’état de stabilité à celui de recherche pure menant à une déstabilisation, et ce faisant, voir que l’art n’est autre qu’une union entre le possible et l’inconnu, entre le temporel et le sacré. C’est la pratique secrète dans l’atelier intérieur. 
- Sylvie Cotton

Automne 2022. Projet multicouches. D'abord un poème accouché sous la poussée d'une performance nocturne, seule dans mon sous-sol. Enregistrement audio du poème au studio d'enregistrement de l'université. Plusieurs performances sur la trame sonore. Montage vidéo composé d'extraits de performances et de la trame sonore. Performance présentée devant public à l'université de Sherbrooke et finalement une installation à la Maison des arts et de la culture de Brompton.

(Cliquez sur l'image pour accéder à la vidéo)

Journal d'expérimentation (extraits)

3 septembre
Je suis artiste parce que je ne suis pas devenue mère. Besoin impératif d’être transformée par le feu de la création. Je cohabite avec l’impératif de tout donner au feu de la création.

4 septembre 2022
Cette nuit je me suis réveillée à une heure du matin comme si j’avais un nid de serpent dans les tibias. Je descends dans l’atelier et enroule ma jambe droite dans de la pellicule plastique. Je saucisse la gauche dans une vieille corde rugueuse. Serrée. Mes pieds sont enroulés dans de la ficelle de laine jaune (la rouge est restée dans la chambre à l’étage.) Je me couche sur le plancher pour ressentir la douleur dû au serrement de la corde et la sensation d’étouffement des pores bouchées par la pellicule plastique.  Est-ce que mes jambes sont les prolongement de mon ventre ?

La corporalité comme lieu de recherche et création. Le corps comme matière première. Pas plastique, charnelle.

l'ateliercorps

Investir ce passage :
ventre
gorge

C’est ça mon projet de création : la mort du potentiel dans la manifestation d’une œuvre plastique investi du pouvoir du performatif.

14 septembre 2022
J’installe un papier craft sur le plancher de l’atelier et me plâtre les mâchoires et le cou. Je dois maintenir ma bouche ouverte et la tête penchée vers l’arrière. J’ai recouvert ma bouche de cellophane pour ne pas manger de plâtre, je dois donc respirer par le nez. Garder des traces de l’excavation du vivant. Documenter le processus de création m’aide à ne pas m’y faire aspirer. 

 

excavation de l’intime
fossiliser les découvertes en créant des objets archéologiques
documenter les fouilles

Lecture du poème écrit la nuit du 4 septembre au studio d’enregistrement de l’université. Performance vocale et sonore avec les mêmes objets performatifs : corde, pelote de laine et pellicule plastique industrielle. La lecture du texte n’était pas suffisant pour induire l’état performatif. Je fais un retour dans le corpsatelier en manipulant et interagissant avec les objets dans la cabine sonore. Corde dans la bouche, pellicule plastique autours du visage, ficelle qui frotte contre le micro. Par la lecture du texte manuscrit, exploration des notions de perte, de descente et d’interstice.

- Le processus de création = passage du potentiel à la création.
- Paradoxe avortement/perte/accouchement/naissance.
- Passage ventre/gorge. 

Sous quelle forme le présenter ?
- Performance ?
- Sculpture ?
- Montage vidéo ?
- Installation combinant son, projection vidéo et performance ?

22 septembre
J’aime travailler avec des objets qui n’en sont pas à leur première vie. Pourquoi ce constant retour à l’objet corde et la ficelle depuis plus d’un an ? La pellicule plastique usagée est un rebus. Sa transparence contient et enveloppe. Elle peut aussi asphyxiéer. Même chose pour la corde, elle relie, attache, mais peut aussi étrangler. En performant avec l’objet corde, mon corps se noue pour se délier puis se relier avec les paysages intérieurs et l’extérieur. Je travaille par strates ou mise en abyme. J’investie les mêmes objets à répétition, mais en ajoutant une couche de sens à l’expérimentation précédente. 

4 octobre
Ne pas masquer la matérialité du processus. Montrer l’échafaudage de l’œuvre (projection d’un montage vidéo + un montage sonore)  qui se superpose sur un corps en performance. La performance filmée en direct pour une faire une œuvre. C’est cette vidéo qui sera présenté à l’exposition des membres de la MACB. L’œuvre se construit par strates, donc n’est jamais vraiment terminée. C’est cet aspect non-fini de la représentation qui donne accès au processus en constant déploiement (retour à la notion d’intimité de Christophe Scott). Dilemme : matérialité/documentation/corps.

Quatre options d’œuvre :
- Présenter la documentation du processus de création.
- Présenter la performance.
- Présenter une documentation mémorielle de la performance.
- Présenter une documentation de la démarche qui a culminé par une performance sous forme d’installation.

11 octobre
Malgré le désir d’explorer la matérialité de la matière, c’est à dire créer des traces de l’expérience performative sous forme de dessin et moulage, je vais rester dans le corpsatelier par le biais de la performance. L’œuvre ne sera pas la documentation, l’œuvre sera la performance dans le corpsatelier. La documentation deviendra objet performatif. Le performance filmée deviendra documentation puis oeuvre. Les objets performatifs possible : projection vidéo, montage sonore, masque en plâtre, corde, bobine de laine rouge et/ou jaune, cellophane. Autres options qui se manifesteront.

13 octobre
- Épiphanie nocturne. Le corps lieu de circulation. Corps matérialité. Corps écriture. Corps trace. 
- La matérialité de la représentation  versus l’incarnation (le corps). 
- Opposition incarnation/représentation. Deux matérialités. Ma recherche se situe dans cette fissure, cet interstice.
- Dialogue entre la matérialité de la représentation et le corps (l’expérience performative).
- La relation entre l’expérience et sa représentation. Référence à Magritte : identification à la fois à l’objet pipe et la peinture de la pipe. Sauf qu’ici la pipe est le corps. Mon corps !

Ais-je besoin de me dissocier pour m’incarner ? Si la représentation est une dissociation, la performance est une réintégration. Est-ce que travailler sur la matérialité de la représentation est un moyen de réintégrer le vécu de l’incarnation ? Le relationnel pour intégrer, coudre, relier la fragmentation dû aux pertes passées ? Comment l’écriture et les projets de création peuvent-ils être au service de l’intégration ? Ces questions seront au coeur du deuxième projet de création.

2 décembre
Présentation d'une performance devant public à l'université de Sherbrooke.

du 5 au 23 décembre
Installation à la Maison des arts et de la culture de Brompton.

Ze poème

exposant négatif
exposant orifice
j'accouche (finalement)
ton absence
accouche (enfin)
le fruit de l'union
avec ton absence
toi avortée
par moi
j'accouche notre progéniture
engendrée
par un geste de mort
la non-mère
la sans diplôme
la sans contour
me définir à la négative
a fait de moi
un vide un creux une fêlure une cavité un orifice
vagin
nombril
bouche
narines
trous d'oreilles
estomac
utérus
espace d'absence espace de passage
celui de ton non-lieu
ton non-être
le positif de la non-mère
mère-matricide
t'avoir tué
pour sauvegarder
le vide
de l'espace
ou le plein
potentiel
donc ce vide
sauvegardé de toi
se vide
au fil de l'écriture
entre-espace
antre à la vie
intestins
anus
veines
vessie
foie
rate
pancréas
la nature transitionnelle des cavités
en fait de parfaits non-lieux
j'accouche (enfin)
le potentiel
de ton absence
j'aurai eu besoin de cette échappée
pour m'inscrire
dans la manifestation
écrire croître
dans unventre
vidé de ton absence
offrande sur l'autel
de l'écriture
métaphore de maternité
manifester des formes
sous forme de lettres
le refus de ma conversion en mère
engendre ma naissance
sur ces pages
une descente
Perséphone le ventre plein
à sa remontée s'immole sur l'autel
de la manifestation
de son sacrifice
lilas laie louve
au printemps la mort
sent le muguet
pour moi c'est un livre
écrit à l'automne
j'ai choisi
ne pas te choisir
aujourd'hui j'accouche
ce non-choix
mort par l'écriture
ce livre
union de feu
avec ton absence
ton absence = potentiel
potentiel = cavité
cavité = gestation
gestation = manifestation
manifestation = mort
mort=vie
la boucle est défaite
l'ouroboros sort sa queue de sa bouche
Peter Pan baise enfin Wendy
le soleil tombe derrière l'horizon
de cette plage d'Espagne
que je ne visiterai probablement jamais
parce que j'ai tué le potentiel
en m'unissant
à la vie d'artiste
une job à 19,50$ de l'heure
dans un organisme communautaire
femme qui élève des poules
canne ses tomates à l'automne
je choisis la vie à l'éternité
accouche (finalement)
ce quotidien
avorté
bu
sniffé
médité
ton absence me consacre mère
je n'échapperai pas à Déméter
tôt ou tard
il m'a fallu remonter
des enfers pour ne pas
que mes poumons éclatent
sous la pression
des profondeurs
terminer le non-choix
j'accouche ton absence
ta mort
tue les possibles
de ce que tu aurais pu être
te tue donc à nouveau
en donnant forme à ma vie
te libère des attaches du potentiel
celui préféré à ton corps ta présence ton incarnation
un rituel de mort
consacrant la vie
mort à la mère que j'aurai pu être
me consacrant ainsi mère
du poème
le plus important de ma vie
mots lien ficelle
liant ce livre
à ma démarche de création
à la femme à l'amante
et autres dénominations
l'accouchement se fait graduellement
amen
la rivière n'arrête pas de couler
elle descend simplement
sous terre
jamais assez loin de la surface
pour ne pas être creusée
de mes ongles assoiffés
je t'ai sacrifié ma fille
sur l'autel du potentiel
où j'accouche (enfin)
ta mort
ta mort ce livre
fruit de notre union
couple mère fille
ta mort et moi
donnons la vie
la cavité lieu de passage
transformée en circulation
le printemps dernier
j'ai crié à la rivière Massawipi
je préfère la vie à l'éternité
et voilà qu'aujourd'hui
je récolte les bulbes sous son lit
je t'ai condamné
là où les femmes
donnent la vie
depuis les temps immémoriaux immédiats
des centaines de naissances par jour
une sacrée banalité
une banalité désacralisée
par un geste de mort
empressé
toi en gestation dans mon ventre
un parmi des milliards
séjour de quelques semaines
banal
je t'ai avorté
feignant le fréquent
à la va vite
avant de changer d'idée
je te raconterai tantôt
donc dans ce ventre
mon ventre
un embryon s'est installé
avais-tu déjà pris racine
dans cet amas de chair
en tout cas tu n'y est plus
lui s'est décomposé
dans un dépotoir anonyme
toi tu es encore
dans mon ventre
avec ce livre avec
ce fragment de moi jamais née
trop peur d'accoucher
dans les bras
de personne

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