Variable A ou l'affectivité dans l'équation du vivant

Documentaire narratif sous forme d’installation combinant images, mots et objets choisis qui propose une incursion dans la vie de trois individus qui élèvent des poules à chair une fois l'an pour leur consommation annuelle de viande. Par l’élevage artisanal, les variables de l’affectivité et de l’attachement sont intégrées dans l’équation du vivant.

Le projet interroge notre détachement sociétal envers les aliments consommés en général et plus particulièrement notre consommation animale. Élever et aimer les animaux destinés à nous nourrir développe un lien d’attachement rendant l’abattage difficile émotionnellement. Mais si c’était justement cette douleur qui sacralisait la vie ? Une réflexion sur la vie, l’amour et la mort en lien à notre alimentation où la vie se nourrit de vie. Et entre les deux, il y a inévitablement la mort. 

Je travaille à partir de la documentation photo et écrite accumulée depuis l'été 2018 et des objets amassés comme des os, plumes et fleurs fanées. Dans le cadre de ce projet, j'expérimente la matérialité de la documentation numérique par l'impression et l'installation. J'accroche des objets dans l'espace, crée des dialogues entre les images, les objets choisis et les mots. Une installation sculpturale est également en préparation. La photographie individuelle n'est pas considérée comme un artefact, mais prend son sens lorsque placées en dialogue entre elles, avec les objets et l'espace.

Variable A est le sujet d'une résidence en deux temps et une exposition à la Maison bleue de Domaine Howard.
Premier séjour du 21 janvier au 4 février 2023.
Deuxième séjour du 31 juillet au 16 août 2023.
Vernissage le 17 août 2023 de 17h à 19h.
Période d'exposition du 17 au 27 août 2023.
Merci au Comité d'art et culture Jacques-Cartier d'avoir cru en cette démarche et rendu disponible ce splendide endroit de réflexion et expérimentation. 
Entrevue avec Valérie Ambeault sur les ondes de Radio-Canada (16h40).
Par ici pour visionner la capsule vidéo réalisé par le CACJC.

Jeudi 5 mai, c’est froid et venteux. La veille, nous avons préparé la boîte qui servira nid aux poussins : la lampe infrarouge a tempéré l’eau et les copeaux. Nous sortons les poussins un par un de l’emballage et trempons leur petit le bec dans l’eau pour qu’ils sachent où s’abreuver. Tâche qu’accomplirait normalement la mère couveuse. Ça déclenche mon instinct de protection. Situation paradoxale puisque dans sept à huit semaines je devrai les abattre. 

À la naissance, les poussins tiennent dans la paume de la main, mais savent marcher, boire et manger. Curieux, ils picorent tout ce qui pique leur curiosité : visse, moulée, brin d’herbe. Leur duvet est jaune, mais l’extrémité de leurs courtes ailes est déjà parée de plumes blanches. Fragiles aux variations de température, nous maintenons leur habitat à environ 35 degrés la première semaine. 

Les sept premiers jours, la mangeoire est accessible 24 heures sur 24 pour que les poussins se fassent une belle couche de graisse qui les tiendra au chaud. Par la suite, nous levons la nourriture la nuit pour éviter que les poules n’engraissent plus vite que leurs pattes pourraient le supporter. 

Les poules à chair (c’est ainsi qu’on nomme les poules destinées à la consommation) sont des races conçues pour engraisser rapidement. Elles bougent peu, mangent beaucoup et sont prêtent à être abattues à la septième ou huitième semaine. Dans l’industrie, elles sont abattues encore plus tôt. Contrairement aux poules pondeuses qui s’échappent de leur enclos à la première occasion pour picorer l’herbe du voisin, manger des fruits sauvages, des papillons et grenouilles, les poules à chair restent à l’ombre de leur mangeoire tant qu’il y a du grain à manger. Âgée de sept semaines, une poule à chair aura consommé en moyenne sept kilos de grains. Une pondeuse moins de la moitié. Mais peu importe la race, toutes les poules que nous avons élevées aiment s’écarter les ailes au soleil, se coucher dans l’herbe et s’assoupir à l’ombre.

Après une semaine, les poussins ont doublé de grosseur. Ils ont déjà un look d’ado avec leurs plumes d’adulte qui parsèment leur duvet déjà moins tendre. C’est le moment de descendre leur couche sur le plancher du cabanon. Les poules sont des oiseaux extrêmement sensibles. Nous devons entrer dans le cabanon et parler avec une grande douceur pour ne pas les affoler. Si par distraction nous faisons un mouvement brusque, ils se figent simultanément. Ce sont des êtres grégaires et sociaux qui apprécient la compagnie. Lorsque Jean-François ou moi sommes à proximité, elles battent des ailes, courent et se font des chest à chest.

Chaque semaine les poussins doublent de taille. Après une vingtaine de jours, le cabanon devient trop étroit. Nous les transférons alors dans leur demeure d’été : un poulailler sur roues entouré d’une grande clôture de 150 pieds que nous déplaçons aux trois jours. Les poules ont ainsi constamment accès à de l’herbe fraîche. 

Pour que les poules à chair développent l’habitude de pâturer, elles doivent sortir à l’extérieur avant le vingt-cinquième jour de leur courte vie. Pour les encourager, j’attends généralement quelques heures le matin avant d’abaisser les mangeoires. Elles développent ainsi le réflexe de se nourrir d’herbe et les insectes. Elles sont belles à voir picorer le trèfle et gambader maladroitement derrière un papillon de teigne. 

Les jours se succèdent paisiblement jusqu’à la sixième semaine, moment où nous fixons la date de l’abattage. Ce moment marque une étape importante de ma relation avec les poules.  La réalité de leur mort imminente que j’ai pu omettre les premières semaines ne peut plus être niée. 

La mort sacralise la vie. 

 À deux jours de l’abattage, je passe plus de temps avec elles; m’assieds dans leur enclos, les dessine, les photographie, écris, mais surtout, je les observe. À trente degrés Celsius, la plupart des poules sont dispersées dans l’îlot de verdure au milieu de l’enclos, les yeux mi-clos, peut-être assoupis par le bruit du vent dans les feuilles ou celui plus sourd de l’autoroute. Elles sont belles et la pensée de les abattre me brise le coeur.

L’élevage de poules à chair est une expérience paradoxale. Oui nous élevons des poules pour nous nourrir, mais aussi, et peut-être surtout, parce que nous aimons leur compagnie. Avec amour, nous les soignons au quotidien; changeons l’eau, nettoyons les abreuvoirs, remplissons les mangeoires, pelletons les excréments qui s’accumulent rapidement et étendons des copeaux propres. Le matin, lorsque j’enjambe l’enclos pour ouvrir le poulailler, elles accourent vers moi, confiantes, et je peux m’asseoir parmi elles sans déranger leur comportement.

 L’effort d’élever et de tuer les animaux qui constituent une partie de notre alimentation est notre façon de vivre en harmonie avec les cycles de Vie/Mort/Vie. 

 La veille de l’abattage, ma jeune amie Rosie et moi décorons le poulailler avec des feuilles et des fleurs cueillies à proximité. On s’assoit dans l’enclos, dessinons et jasons avec les poules. Bref nous profitons des dernières heures en leur compagnie. Nous levons exceptionnellement les mangeoires à 17h plutôt qu’au coucher du soleil parce que les poules doivent avoir les intestins vides le matin de l’abattage. Sinon elles défèquent lorsque je les égorge et sont plus difficiles à évider. Au crépuscule, avant de fermer le poulailler une dernière fois, je vais jouer du tambour. C’est ma façon de et leur rendre un dernier hommage.

 Le matin de l’abattage, on se lève à 6h30.  Le plus tôt le mieux pour éviter aux animaux du stress aux animaux. Nous faisons bouillir un gros chaudron d’une eau maintenu à 160 degrés F. Nous sortons la plumeuse, désinfectons les glacières que nous emplissons de glace, aiguisons les couteaux, installons le cône d’abattage et les chaudières pour recueillir le sang et les abats.

 Les poules ne sont pas surprises de me voir surgir dans leur poulailler. Elles croient probablement que je viens les nourrir. Au début, elles restent calmement couchées, mais après la huitième ou la dixième, le groupe s’agite à mon arrivée. Le lien de confiance tissé au fil des semaines est rompu. Les quatre ou cinq dernières s’affolent lorsque j’entre dans le poulailler. Leurs plumes de cou se dressent. Elles se cognent les unes aux autres ou contre le grillage. Ce ne sont plus les animaux sereins de la veille qui se prélassaient au soleil. Ni moi la main qui les nourrit. Nos volontés se confrontent. Chaque geste est rapide et efficace pour éviter la souffrance inutile. Je saisis la poule de mes deux mains, agrippe ses pattes de la gauche tandis que le bras droit l’entoure affectueusement. Je flatte son cou, la remercie. Lui murmure que nous honorerons sa mémoire pendant les repas d’hiver.  Son œil exorbité m’observe, confus et terrifié. Je marche d’un pas confiant vers le cône en métal déjà taché de sang et la soulève tête vers le bas tandis qu’elle bat frénétiquement des ailes inclinant la tête vers sa poitrine d’un ultime geste protecteur. Elle sait d’instinct que la gorge est une zone vulnérable. Je la glisse tête la première dans le cône en passant la main dans l’ouverture inférieure afin d’exposer les jugulaires qui palpitent entre les oreillettes et la mâchoire. Il est crucial de trancher aux bons endroits pour ne pas sectionner la trachée qui ferait augmenter la panique de la poule. Couper précisément et profondément pour induire une mort rapide. Je tiens fermement la tête de la poule pendant qu’elle se vide de son sang. Ça prend deux parfois trois si je n’ai pas coupé assez profondément. Certaines poules crient et se débattent dans le cône tandis que d’autres meurt résignées. Mais peu importe la poule, il y a toujours un soubresaut final avant que le dernier souffle de vie s’échappe du corps. Je l’imagine s’envoler avec le filet de fumée des bâtons d’encens qui brûle.

 Lorsque la poule est vidée de son sang, je l’apporte à Rosie qui la plonge dans l’eau bouillante puis la fait tourner dans la plumeuse. Les dernières plumes sont retirées à la pince à épiler. La volaille dévêtue est ensuite passée à l’acolyte barbu qui lui sectionne les pattes, la tête et la glande sébacées situées au-dessus de l’anus. C’est Jean-François qui évide la poule avec agilité avant de la refroidir dans la glacière. Nous gardons les foies et les cœurs pour les chattes qui en raffolent. En quelques minutes, nos belles grosses poules sont devenues d’anonymes poulets prêts à être mangés. 

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